Récit paru dans en 1924 dans La Corse Touristique
De tous temps, les opinions les plus contradictoires ont été émises sur la Corse. Strabon jugeait les insulaires avec une extrême sévérité pendant que Diodore de Sicile les louait sans réserve. De nos jours, les appréciations les plus diverses se retrouvent encore chez la plupart des auteurs. Pour les uns, les Corses ont de précieuses qualités ; ils conservent les mœurs patriarcales des temps passés et gardent dans toute leur simplicité, les vertus des peuples de l'antiquité. On ne sait ce qu'il faut le plus admirer chez eux, de cet amour de la famille, qui les rend tous solidaires les uns les autres, ou de cet amour de la liberté pour laquelle ils ont si vaillamment combattu pendant des siècles.
D'autres, leur reprochent ce particularisme indéniable, qui tient tout entier dans l'exagération d'une forte personnalité, dans la physionomie farouche d'un caractère qui semble refléter les aspérités du sol.
Ils ont réussi, dit un géographe étranger, « à interdire l'accès de leur île à la vie moderne. Ils ont la ferme volonté de ne rien changer à leurs conditions d'existence qui leur sont chères, et ils ont persévéré dans cette voie, quoiqu'il ait pu arriver dans le monde. Les suites des changements de régime, la succession des systèmes politiques leur a surtout servi à rester ce qu'ils étaient.»
A vrai dire, bien peu ont pénétré le caractère des Corses. Leurs coutumes portent l'empreinte de la longue anarchie dans laquelle ils ont vécu, des longues luttes que pendant des siècles ils ont soutenues contre l'étranger et contre eux-mêmes, luttes qui les ont obligés à se réfugier sur des cimes inaccessibles, où les habitations apparaissent de loin comme des « aires d'aigles suspendues aux rochers ». C'est dans ces mélancoliques demeures que la mentalité corse s'est formée. L'âme corse s'est formée d'elle-même, dans la tristesse des soirs de bataille et elle a gardé, jusqu'à nos jours, la marque atavique de cette éducation de souffrance.
Pour juger un peuple, il faut apprécier les causes extérieures qui se sont exercées sur lui, il faut connaître son histoire et il nous a paru que le récit rapide des événements qui se sont déroulés dans cette île devait être le prélude nécessaire à l'étude que La Corse Touristique se propose de poursuivre sur la situation actuelle de la Corse.
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L'île de Corse comme les autres pays, a eu ses légendes primitives qui lui donnent des rois dès la plus haute antiquité. Suivant les uns, son premier roi fut Cyrnos, fils d'Hercule, de là, le nom de Cyrnos donné à la Corse par les Grecs. Suivant d'autres, ce fut un neveu d'Enée, Corso, qui enleva en passant par Carthage, Sica, nièce de Didon et l'amena dans l'île dont il fit son royaume, en lui donnant le nom de Corsica.
Le premier fait authentique est rapporté par Hérodote. D'après cet historien, une colonie phocéenne fonda dans l’ile, vers 570 avant J.-C, la ville d'Alalia (Aleria); 20 ans plus tard, une seconde colonie qui fuyait devant l'invasion persane était venue se joindre à la première. Les Etrusques et les Carthaginois, craignant que ces nouveaux voisins ne devinssent trop puissants, se liguèrent contre eux. Ils furent vaincus mais la victoire coûta si cher aux Phocéens qu'ils abandonnèrent l'île. Les Carthaginois se bornèrent à établir quelques comptoirs sur la côte ; les populations de l'intérieur étaient trop pauvres pour que ce peuple de trafiquants en entreprît la conquête. Mais les Romains qui voulaient établir solidement leur puissance dans la Méditerranée, ne cessèrent de combattre les Corses que quand ils les eurent entièrement soumis (259 à 77 av. J.-C). Rome, maîtresse de l'île, possédait définitivement l'empire de la Mer.
La Corse ne fut peut-être jamais plus heureuse que sous la domination romaine. Au temps de la République, l'établissement de deux colonies, Mariana, fondée par Marius, et Aléria, rebâtie par Sylla, témoignent de sa prospérité. Aléria comptait, dit-on, 100.000 habitants. Les vainqueurs n'exigeaient qu'un tribut de cire et de miel. Mais la Corse envoyait ses produits à Rome et fournissait ses granits à la construction de ses palais. Une voie romaine, dont on aperçoit encore les vestiges, traversait la plaine orientale, reliait les deux colonies et se prolongeait jusqu'à l'extrémité voisine de la Sardaigne. Le littoral seul était occupé par les Romains et, s'il faut en croire Ptolémée, il y avait alors en Corse vingt-sept villes, dont treize sur la côte.
Sous le bas Empire, l'histoire de la Corse n'est qu'une longue suite de guerres contre les envahisseurs. Les Vandales, les Goths, les Lombards, opprimèrent les habitants et désolèrent, le peuple. Des tributs écrasants furent imposés aux insulaires qui furent obligés, pour les payer, de vendre leurs enfants aux Lombards.
Vers l'an 713, la Corse vit, pour la première fois, descendre sur ses côtes une de ces hordes mahométanes qui, sous le nom de Sarrazins, de Maures africains, de Barbares grecs, de Turcs, devaient tant de fois pendant des siècles, désoler ses campagnes, brûler ses villages, surprendre et emmener prisonniers ses habitants. Ce furent les Turcs qui, eu obligeant les malheureux paysans à se réfugier sur les montagnes et à laisser les côtes incultes, ont amené peu à peu la malaria qui rend aujourd'hui le séjour des plaines toujours dangereux et si souvent mortel.
Les Toscans succédèrent aux Barbares et en 1077; les Corses furent déclarés sujets de l'Eglise Romaine. Urbain II céda l'île à la République de Pise, et, sous la domination pisane, les habitants traversèrent une ère de prospérité et de tranquillité jusqu'au jour où Gênes, après diverses tentatives, s'empara de la Corse, après la victoire de Méloria, en 1284.
Après cette victoire, les Génois purent se croire les maîtres de la Corse, mais jamais possession ne fut plus précaire et jamais domination ne fut plus combattue. Une foule de chefs corses firent aux Génois, pendant trois siècles, une guerre sans trêve et les obligèrent, plus d'une fois, à s'enfermer dans leurs places maritimes.
Le plus terrible ennemi de la domination génoise fut Sampiero Corso, colonel au service de la France, qui songeait à établir dans l'île l'autorité française. II décida Henri II à envoyer une armée en Corse, sous les ordres du maréchal des Thermes, pour enlever l'île aux Génois alliés de Charles-Quint et de Philippe IL
Le chef de l'expédition française avait donné aux Corses l'assurance que le roi de France ne les abandonnerait qu'en abandonnant sa couronne. Les Corses s'enrôlèrent en masse. Les Génois ne possédaient plus que Calvi lorsque, par le traité de Cateau-Cambrésis, l'île fut restituée à la République. Réduit à ses propres forces, Sampiero lutta avec une indomptable énergie et battit, en de nombreuses rencontres, les généraux génois qui ne purent avoir raison de lui qu'en le faisant assassiner. Le fils de Sampiero, d'Ornano, essaya vainement de poursuivre la lutte, la Corse se soumit, épuisée par une longue guerre dont les résultats avaient été néfastes.
Pendant les deux siècles qui suivirent. Gênes exerça un pouvoir tyrannique. Le gouverneur exerçait des pouvoirs sans limites, jugeait « ex-informata conscienlia » et cédait, à prix d'or, des décrets de « non procedatur » qui suspendaient les poursuites pour crimes. Mais la soumission de la Corse n'était qu'apparente : la misère était considérable et le mécontentement général. Un événement insignifiant devait entraîner l'insurrection et provoquer la longue guerre de l'indépendance ; en 1729, un paysan de Bozio n'ayant pu acquitter l'impôt, fut maltraité par le collecteur génois. La population tout entière, indignée, prit les armes et donna le signal de la révolte. Refoulés dans leurs places fortes, les Génois sollicitèrent l'intervention des troupes allemandes qui essayèrent vainement de rétablir l'autorité de la République. C'est à ce moment que parut un aventurier westphalien, Théodore, baron de Neuhoff, qui promit aux Corses le secours des puissances étrangères et se fit proclamer roi (1736). Son règne fut éphémère ; les Corses ne tardèrent pas à comprendre qu'ils ne pouvaient compter que sur leurs propres ressources.
Cependant, les Génois, trop faibles pour soumettre les Corses, implorèrent le secours de Louis XV. Lorsque les troupes françaises débarquèrent dans l'île, les chefs insulaires sollicitèrent l'annexion de la Corse à la France, mais le Gouvernement français ne crut pas devoir déférer à leurs vœux et il engagea les habitants à se soumettre à la République. En 1748, sur les instances du marquis de Cursay, ils se résignèrent à accepter de nouveau la domination génoise, à condition qu'un nouveau règlement, garanti par la France, soit rédigé par les députés corses et les députés génois. Quand il fallut signer le traité qui les remettait sous le joug de la République, ils accompagnèrent leur consentement de ces mots : « Contre notre propre volonté et comme on va à la mort. »
Suivant son habitude, Gênes ne tint point ses engagements ; la lutte recommença sous la conduite de Gaffory qui périt assassiné au bout de quelques mois.
Les Corses proclamèrent alors général Pascal Paoli. — le nom aujourd'hui encore le plus populaire de l'île (1755). Pascal Paoli se montra, dès le début, administrateur consommé. Justice, instruction, administration, finances, agriculture, commerce, industrie, guerre, marine, il s'occupe de tout et montre en tout de rares aptitudes. La Corse a désormais un gouvernement national, et le peuple corse, transformé par un chef habile, s'attire la sympathie des Etats européens et provoque l'admiration des plus grands esprits. Mais on n'était plus au temps des Républiques grecques. La Corse ne pouvait conserver son indépendance ; la France, qui depuis quelques années, entretenait les troupes dans les places maritimes, avait avancé à Gênes des sommes considérables. Pour s'indemniser, elle se fit céder la Corse (mai 1768). Un an plus tard, malgré les efforts de Paoli, l'île était conquise. Après la sanglante bataille de Ponte-Nuovo, Paoli se retira à Londres.
La Corse fut déclarée pays d'Etat : elle eut ses assemblées générales, ses « consulte » composées des députés des trois ordres : noblesse, clergé et tiers-état.
Les impôts étaient modérés, une partie était payée en nature. Le Gouvernement travailla avec zèle à accroître la prospérité de l'île, des routes carrossables furent ouvertes aux frais du roi, des subventions furent accordées à l'agriculture, l'instruction publique fut encouragée, les enfants d'un grand nombre de familles nobles furent élevés en France aux frais de l'Etat. Les directeurs du terrier dressaient des projets d'assainissement, des travaux étaient entrepris pour le dessèchement des marais et exécutes aux frais de la caisse civile.
En 1789, la Corse était invitée à envoyer ses députés à l'Assemblée des Etats Généraux, et le 30 novembre de la même année, elle était déclarée département fiançais.
Sous la Révolution, Paoli, rappelé d'Angleterre, fut nommé général en chef dans l'île. Maïs il allait se trouver aux prises avec des difficultés sans nombre. Il avait à lutter contre l'impatience des révolutionnaires plus avancés parmi lesquels les Arena et Napoléon Bonaparte. Accusé de trahison, il fut cité à la barre de la Convention. Il refusa de comparaître et appela les Anglais à son secours.
Quand les Anglais arrivèrent en Corse (février 1794), l'île était divisée en deux partis : dans l'un se trouvaient les familles qui avaient applaudi aux principes de la Révolution et qui voulaient rester françaises ; dans l'autre, se trouvaient les partisans de Paoli qui suivaient aveuglément leur chef et n'entendaient soutenir les Anglais qu'autant que les Anglais soutiendraient Paoli. Sir George Elliot cependant, qui gouverna la Corse en qualité de vice-roi, lui avait donné une constitution démocratique. L'Assemblée des représentants de la nation proposait des lois soumises à la sanction du roi d'Angleterre. Tout citoyen âgé de 25 ans et propriétaire de biens-fonds était électeur. Aucune taxe ne pouvait être imposée sans le consentement de l'Assemblée. Le peuple avait le droit de pétition. Le roi nommait à tous les emplois de judicature et de finances qui ne pouvaient être conférés qu'à des Corses. Chaque ville avait un podestat et chaque commune des officiers municipaux nommés par le peuple. Cependant l'Angleterre, jalouse de l'influence de Paoli, l'invita à se retirer à Londres, brisant ainsi le seul lien qui l'unissait à la Corse. Les Anglais n'eurent, désormais, que des ennemis dans l'île et, au mois d'octobre 1796, quand quelques centaines d'hommes de l'armée d'Italie, envoyés par Bonaparte, arrivèrent devant Bastia, les Anglais ne pouvaient songer à se défendre. Ils évacuèrent l'ile sans tirer un coup de fusil.
Sous le Consulat, Miot fut envoyé en Corse à deux reprises : la première fois, en qualité de commissaire du pouvoir exécutif ; la seconde, avec le titre d'administrateur général et les pouvoirs d'un vice-roi. Les troubles qui éclatèrent dans l'île y firent suspendre pendant quelque temps l'empire de la constitution. Miot essaya de pacifier le pays et édicta des règlements dont certains encore ont force de loi. Il organisa des commissions mixtes qui jugeaient sans appel les crimes et les délits comportant peine afflictive et infamante. Mais il ne put rétablir l'ordre, et Bonaparte le remplaça par le général Morand, investi des pouvoirs de haute police, qui fit peser inutilement sur les compatriotes de Napoléon une tyrannie plus insupportable que celle des Génois.
En 1814, la Corse fut de nouveau livrée aux Anglais. Vainement tentèrent-ils de s'attirer les sympathies du peuple par des largesses et la promesse d'une constitution libérale. Au général Montrésor, qui vint la sommer de rendre la justice au nom du roi d'Angleterre, la Cour de Bastia répondit par un arrêt rendu en présence des officiers anglais qui avaient envahi la salle d'audience, que la Corse restait française et n'obéissait qu'à la loi française.
Le traité de Paris vint mettre fin à l'occupation étrangère, et depuis cette époque, l'île n'a cessé d'être associée aux destinées de la France.
HENRI PIERANGELI